L’impact de la recherche sur les politiques et les pratiques en matière de développement

Il est difficile d’intégrer les données probantes émanant de la recherche dans les politiques et les pratiques en matière de développement. L’auteur se penche sur les façons d’y parvenir et analyse les capacités qu’il convient de renforcer à cette fin.
Le monde actuel subit des changements rapides qui, bien souvent, affectent principalement les pays pauvres. Les changements économiques, climatiques et démographiques qui se produiront dans les prochaines décennies auront des répercussions considérables sur la lutte contre la pauvreté. Il est indispensable d’engager de nouvelles recherches pour trouver des moyens d’empêcher ou d’atténuer les effets de ces changements.
Les bailleurs de fonds consacrent déjà plus de 2 milliards de dollars chaque année à la recherche pour le développement. Toutefois on s’accorde généralement à reconnaître que la recherche ne suffit pas. Pour qu’elle ait un impact quelconque, il faut que ses résultats soient une source d’information et d’inspiration pour l’élaboration des politiques et des programmes de développement et qu’ils soient adoptés dans la pratique. Les donateurs qui financent la recherche sont de plus en plus conscients de cette nécessité. Le ministère britannique de développement international (DFID), par exemple, a décidé de doubler l’enveloppe destinée à la recherche pour le développement qui passera donc de 200 à 400 millions de dollars par an au cours des cinq prochaines années. En outre, il investira le même montant pour générer de nouvelles connaissances et s’assurer que ces connaissances trouvent une application dans les politiques et les pratiques de développement.
Les bailleurs multilatéraux et bilatéraux ne se limitent pas à œuvrer pour optimiser l'impact de la recherche sur les politiques et les pratiques de développement. Les organisations de la société civile des pays développés et des pays en développement ne sont pas seulement engagées dans des programmes pratiques de prestation de services et de renforcement des systèmes destinés à lutter directement contre la pauvreté ; elles s’efforcent de plus en plus d'encourager des politiques et des programmes de développement plus performants. Ces deux volets de leur activité nécessitent un recours aux connaissances fondées sur des recherches.
Le présent article analyse les raisons pour lesquelles il est difficile d'intégrer des éléments fondés sur des recherches dans les politiques et les pratiques de développement. Il relate quelques cas encourageants, présente une approche pratique de stratégies efficaces de développement et expose certaines problématiques relatives aux capacités qu'il convient d’aborder.
Pourquoi est-ce si difficile ?
La recherche apporte rarement des réponses claires et il faut souvent contester ses résultats, en débattre et les vérifier avant de parvenir à un consensus sur les recommandations à formuler. Même à ce stade, de nombreux obstacles subsistent. Les processus sont très rarement linéaires et logiques. On a peu de chances d'arriver à ses fins en se contentant de présenter les résultats des recherches aux décideurs et d'attendre qu'ils mettent en pratique les éléments mis en évidence. Bien que la plupart des processus de politiques de développement comportent une succession d'étapes allant de l'inscription à l'ordre du jour à l'évaluation en passant par la prise de décision et la mise en œuvre, ils se déroulent rarement en bon ordre. De nombreux acteurs y sont directement associés, qui cherchent à s'influencer mutuellement. Si l'ensemble du processus a été décrit comme « un chaos constitué d'intentions et de hasards », je préfère le qualifier de complexe, multifactoriel et non linéaire.
Les faits établis par une recherche n’ont souvent qu’un rôle mineur dans les processus des politiques de développement. Une étude effectuée récemment par l’ODI sur les facteurs de la pauvreté chronique en Ouganda a révélé que deux seulement des 25 facteurs analysés pouvaient faire l’objet d’une recherche. Lors d’entretiens sur la prise de décision reposant sur des faits probants, tenus à l’ODI en 2003, Vincent Cable, député britannique de haut rang, a déclaré que les hommes politiques sont pratiquement incapables d’utiliser des données résultant d’une recherche, du fait notamment que peu d’entre eux ont une formation scientifique et qu’ils ne comprennent donc pas ce que signifie vérifier une hypothèse. Pendant une autre rencontre organisée par l’ODI, Phil Davies, qui était alors directeur adjoint de l’unité de recherche sociale du Cabinet Office britannique, a expliqué que les hommes politiques ont tendance à se laisser influencer non pas par des éléments fondés sur une recherche, mais plutôt par leurs propres valeurs, expérience, expertise et jugement, par les groupes de pression et par un certain pragmatisme commandé par le montant des ressources dont ils disposent. Dans le contexte des pays en développement, les processus des politiques nationales de développement sont souvent altérés par des facteurs internationaux. Les décisions des bailleurs de fonds, par exemple, peuvent avoir une grande influence sur les pays fortement endettés.
Les chercheurs qui souhaitent optimiser l’impact de leurs travaux doivent susciter l’intérêt des décideurs, puis les convaincre de l’intérêt d’adopter une nouvelle politique de développement ou bien une approche différente, et encourager les changements comportementaux nécessaires pour la mettre en pratique.
Des résultats encourageants
Les faits fondés sur une recherche peuvent contribuer à l’élaboration de politiques et de pratiques qui ont des répercussions profondes sur la vie des personnes. Prenons, par exemple, le Programme tanzanien d’amélioration de la santé de base, auquel les résultats d’études sur les maladies effectuées auprès des ménages ont apporté les informations nécessaires pour la mise en place de services de santé axés sur les affections les plus courantes, touchant en particulier les mères et les jeunes enfants. Ces services de santé ont permis de réduire de respectivement 43 et 46 % la mortalité infantile dans deux districts ruraux du pays entre 2000 et 2003. On peut également citer le Projet de services décentralisés pour l’élevage dans les régions est de l’Indonésie, dans lequel l’association judicieuse de projets pilotes sur le terrain, de recherches institutionnelles et d’une communication proactive s’est traduite par une augmentation de 250 % du taux de satisfaction des agriculteurs pour les services d’élevage. La nouvelle stratégie de recherche du DFID mentionne les succès suivants : une diminution de 22 % de la mortalité néonatale au Ghana obtenue grâce à l’introduction de l’allaitement maternel dès la première heure après la naissance, une baisse de 43 % de la mortalité parmi les enfants séropositifs VIH obtenue simplement par l’administration d’un antibiotique facile à se procurer, une augmentation de 6 % de la production de riz en Afrique due à l’utilisation de variétés à fort rendement (Nerica), et une réduction de 20 % du nombre des décès imputables au paludisme après l’introduction de moustiquaires de lit imprégnées d’un insecticide.
Ces actions, et bien d’autres, réalisées à travers le monde, illustrent la complexité des actions portant sur les processus des politiques de développement. Il n’y a pas de modèle type garant de réussite. Ce qui marche dans un contexte donné peut échouer dans un autre. Mais il est certain que les projets et les programmes de recherche ont davantage de chances de réussir lorsqu’ils portent sur des problématiques actuelles et que leurs objectifs sont bien définis ; lorsqu’ils sont conduits en collaboration étroite avec les décideurs tout au long du processus, de l’identification de la problématique à la formulation des recommandations en passant par la réalisation de la recherche elle-même ; lorsque les chercheurs comprennent les facteurs politiques susceptibles de favoriser ou d’entraver leur utilisation effective et qu’ils développent des stratégies en tenant compte ; lorsque les chercheurs investissent des montants considérables dans les actions de communication et de dialogue et pas seulement dans la recherche elle-même, et qu’ils établissent des relations solides avec les principaux acteurs. Les défenseurs et les détracteurs du processus ont souvent un rôle personnel prépondérant, de même que les circonstances heureuses ou le hasard.
Il découle de tout ceci qu’il ne suffit pas d’avoir des compétences en matière de recherche pour s’engager dans les politiques de développement. Selon Simon Maxwell, directeur de l’ODI, si les chercheurs veulent être performants dans ce domaine, ils doivent présenter les résultats de leurs recherches sous forme de synthèse simple et parlante. Il faut qu’ils soient bien familiarisés avec le travail en réseau afin de collaborer efficacement avec tous les autres acteurs du processus, qu’ils soient de bons techniciens capables de concevoir des programmes qui génèrent des éléments convaincants au bon moment, et qu’ils agissent en médiateurs politiques avisés sachant qui sont les décideurs et comment les approcher. Ou bien ils doivent travailler dans des équipes pluridisciplinaires dont les autres membres possèdent ces compétences.
Une approche pratique
Riche de cinq années d’expérience en matière de conseil auprès de chercheurs, d’organisations bilatérales et multilatérales et d’ONG, le programme Recherche et politiques de développement (RAPID) de l’ODI a conçu une approche itérative permettant d’élaborer une stratégie d’optimisation de l’influence des éléments fondés sur des recherches sur les politiques et les pratiques du développement (voir figure 1). Cette approche repose sur les concepts de la science de la complexité5, sur les outils de cartographie des incidences développés par le Centre de recherche pour le développement international (CRDI)6 et sur les outils d’engagement du dialogue conçus et mis au point par le programme RAPID lui-même. Elle a été testée sur le terrain dans le cadre d’une bonne trentaine de séminaires et de stages de formation à travers le monde.
Partant d’une intention d’utiliser des éléments fondés sur une recherche pour encourager une certaine politique ou pratique du développement, la première étape consiste à circonscrire le contexte de la problématique en jeu et à définir les facteurs majeurs pouvant influencer le processus. RAPID a établi une liste de questions simples, portant notamment sur les principaux acteurs externes, le contexte politique, les éléments fondés sur une recherche et toutes les autres personnes susceptibles d’apporter leur aide.
Pendant la seconde étape, on recherche les acteurs les plus influents. La matrice alignement-intérêt-influence (AIIM) de RAPID permet de cartographier les acteurs selon trois dimensions (voir figure 2) : leur degré d’alignement sur la politique proposée (sur l’axe des y), leur niveau d’intérêt pour la question (sur l’axe des x) et leur aptitude à exercer une influence sur le processus (sur l’axe des z, ou bien toute autre indication de leur degré d’influence sur la matrice bidimensionnelle). Les agences qui sont très intéressées et fortement alignées devraient être des alliés naturels et collaborer volontiers. Celles qui sont très intéressées mais non alignées sont des obstacles potentiels ; il faut les convaincre de s’aligner ou les empêcher d’une manière ou d’une autre de constituer des obstacles. On peut renforcer les chances de réussite en suscitant l’enthousiasme d’agences puissantes qui sont fortement alignées mais peu intéressées. On risque d’augmenter le nombre des détracteurs en suscitant l’enthousiasme des agences qui ne sont pas fortement alignées, à moins qu’on ne parvienne à les convaincre de s’aligner.
Le but de la troisième étape est d’inventorier les changements à introduire chez les principaux acteurs s’ils sont censés soutenir les effets souhaités de la politique en cause. La méthode de cartographie des incidences du CRDI montre que l’impact sur le long terme ne se produit qu’à condition de générer des changements comportementaux qui dépassent la durée de vie du projet. L’accent étant mis sur les agences qu’il est possible d’influencer, il est important de décrire très précisément leur comportement actuel. Il faut aussi décrire le comportement nécessaire pour contribuer au processus requis (le « défi du résultat ») et suivre l’évolution des comportements sur le court et le moyen terme (les « indicateurs d’avancement ») pour s’assurer que les acteurs prioritaires progressent dans la bonne direction et tiennent compte des actions du programme.
Après avoir cerné les changements comportementaux, on développe une stratégie visant à réaliser des changements indispensables au processus. C’est la quatrième étape. À cet effet, on peut recourir à de nombreux outils de planification stratégique. L’analyse du champ des forces permet de repérer les forces qui soutiennent le changement souhaité et celles qui s’y opposent, et propose des réactions concrètes (voir figure 3). On peut classer les forces d’abord en fonction de leur degré d’influence sur le changement, puis selon le degré de contrôle que le projet peut exercer sur elles. Il est alors possible de définir les actions destinées à réduire les forces négatives et à renforcer les positives. Il est parfois impossible d’influencer directement les agences ; il faut alors passer par des intermédiaires, ce qui peut obliger à revoir les acteurs prioritaires. Il existe également des outils plus élaborés qui permettent de visualiser les stratégies et les actions, par exemple les cartes stratégiques.
Au cours de la cinquième étape, on examine si le projet ou le programme a la capacité de mettre en œuvre la stratégie. L’analyse des forces, des faiblesses, des opportunités et des menaces (SWOT) permet de voir si un projet dispose des ressources nécessaires pour atteindre ses objectifs et il décèle également l’impact potentiel des influences externes. Selon la théorie de la complexité, la compétence est un ensemble évolutif de systèmes, de processus et d’aptitudes grâce auxquels les acteurs prennent les bonnes décisions et agissent de façon adéquate, plutôt qu’un ensemble prédéterminé de capacités. Les cadres de compétences permettent de cartographier les compétences disponibles et les compétences souhaitées, nécessaires pour influencer les politiques et pour assurer le suivi de leur réalisation.
La sixième et dernière étape consiste à développer un système de suivi et d’apprentissage. Il ne s’agit pas seulement de suivre l’évolution de l’approche, de l’adapter au besoin et d’évaluer son efficacité, mais aussi de tirer des enseignements pour le futur. Si l’équipe consigne les résultats de ces étapes de la planification, note les indicateurs d’avancement et les niveaux de compétence atteints, et tient un registre simple des événements imprévus, elle parviendra à générer et à utiliser des connaissances sur le contenu, le contexte et la stratégie des politiques de développement, et sur les activités, résultats (changements de comportement), aptitudes, compétences et systèmes nécessaires. Le recueil de connaissances implique qu’on les partage et qu’on les utilise. Les intranets peuvent être très utiles, mais un banal échange en tête à tête ou au téléphone peut produire d’excellents résultats. Il est également important de comprendre les processus d’apprentissage des personnes.
Le développement des capacité
La plupart des activités de RAPID à ce jour se sont concentrées sur le renforcement des capacités au niveau de l’individu, sous la forme soit de séminaires et de stages de formation, soit de partenariats et de collaborations de longue durée pour des projets de recherche sur des actions nationales et mondiales. RAPID a également participé à la création de deux communautés de pratiques planétaires rassemblant des organisations et des personnes désireuses de partager leurs savoirs :
- le Réseau pour des politiques de développement fondées sur des données probantes, qui possède maintenant un noyau dur de 20 organisations membres et qui compte 400 personnes s’efforçant d’encourager les politiques fondées sur des faits probants en Asie, en Afrique et en Amérique latine ;
- la Communauté d’apprentissage de la cartographie des incidences, qui offre une plateforme en ligne aux cartographes sur laquelle ils peuvent acquérir de nouvelles compétences, partager leurs idées et présenter leurs bonnes pratiques.
Un effort s’impose aussi au plan institutionnel pour améliorer sensiblement l’utilisation d’éléments fondés sur des recherches dans les politiques ou les pratiques du développement. Le but est d’améliorer les structures, les processus, les ressources, la gestion et la gouvernance de l’organisation afin que les institutions locales puissent attirer, former et retenir le personnel compétent. Au niveau du dispositif, on s’efforcera d’améliorer le contexte national et régional de l’innovation. Une étude récente des approches des bailleurs de fond soutenant la recherche en matière de renforcement des capacités a mis en évidence de multiples manières de réaliser cette amélioration. Nous en citerons quelques-unes :
- les partenariats de recherche entre organismes de recherche ou universités du Nord et du Sud;
- le soutien institutionnel aux universités des pays en développement (en particulier en Afrique subsaharienne);
- l’aide aux conseils nationaux de recherche;
- l’octroi de ressources à des organismes de pays en développement afin qu’ils accèdent aux recherches et aux services techniques de partenaires dans les pays en développement;
- l’aide aux communautés de pratiques composées de chercheurs et de décideurs travaillant sur une problématique ou un secteur spécifique du développement;
- l’aide à la sensibilisation des décideurs aux éléments fondés sur la recherche et à leur utilisation;
- des formations régionales au master et au doctorat réalisées en collaboration.
Mais les donateurs doivent adopter une approche plus concertée, d’une part entre eux et d’autre part avec les différents éléments du système. Le Forum international informel d’organismes soutenant la recherche offre la possibilité à ces bailleurs d’agir dans ce sens, et nombre d’entre eux élaborent aujourd’hui des approches plus intégrées. Le programme Research into Use du DFID, par exemple, fait appel aux systèmes d’innovation. Il opère dans trois domaines : renforcement des capacités des utilisateurs pauvres pour exposer leurs demandes, actions de développement des marchés de l’information correspondant à leurs besoins, et recherche de nouvelles voies d’information.
Conclusions
Il n’est pas aisé d’améliorer l’intégration de la recherche dans les politiques et les pratiques du développement. Les processus des politiques de développement sont eux-mêmes complexes, multifactoriels et non linéaires. Ce qui réussit dans un contexte peut échouer dans un autre. Une approche type a peu de chances de réussir. Les exemples de cas performants ont toutefois un certain nombre de points communs : focalisation sur une problématique actuelle, sens politique développé, dialogue étroit avec les décideurs, investissements considérables dans la communication et l’engagement du dialogue, recours aux ressources locales et aptitude à saisir les occasions qui se présentent. Mais la recette – dans quelles proportions et dans quel ordre faut-il mélanger les ingrédients ? – dépend généralement de la situation.
Le développement des capacités requises pour encourager l’utilisation d’éléments fondés sur une recherche dans les politiques et les pratiques du développement nécessite un effort au niveau individuel, organisationnel et institutionnel de la part de tous les acteurs : chercheurs, utilisateurs des recherches et groupes intermédiaires.
Cet article est reproduit avec la permission de Capacity.org, un magazine et portail Web qui s’adresse aux praticiens et aux responsables des politiques qui s’intéressent au renforcement des capacités en matière de coopération au développement international dans le Sud.
Renseignements : j.young@odi.org.uk